Les Damnés au Festival d’Avignon et à la Comédie-Française par Angélique Lagarde
Posté par angelique lagarde le 23 juillet 2016
Les Damnés D’après le scénario de Luchino Visconti, Nicola Badalucco et Enrico Medioli
Mise en scène d’Ivo van Hove
Avec la Troupe de la Comédie-Française : Sylvia Bergé, Éric Génovèse, Denis Podalydès, Alexandre Pavloff, Guillaume Gallienne, Elsa Lepoivre, Loïc Corbery, Adeline d’Hermy, Clément Hervieu-Léger, Jennifer Decker, Didier Sandre et Christophe Montenez
Et Basile Alaïmalaïs, Sébastien Baulain, Thomas Gendronneau, Ghislain Grellier, Oscar Lesage, Stephen Tordo et Tom Wozniczka
Création vue au Festival d’Avignon
À la Comédie-Française, salle Richelieu du 24 septembre 2016 au 13 janvier 2017
La puissance cathartique du théâtre d’Ivo van Hove
Pour le grand retour au Festival d’Avignon de la Comédie-Française après 23 ans d’absence, invité par Éric Ruf, son administrateur, Ivo van Hove a choisi de monter Les Damnés de Visconti comme miroir de l’horreur du monde. À travers la déchéance d’une riche famille d’industriels allemands dévastée par la montée du nazisme, nous pénétrons par l’intime un drame historique dont l’écho résonne très fort aujourd’hui. Les Comédiens-Français sont superbes dans cette création à l’immense puissance cathartique qui a réveillé la Cour d’honneur du Palais des Papes et continuera à la Comédie-Française à nous rappeler de tenir éveillées nos consciences.
Ivo van Hove, Le metteur en scène du moment, connaît bien l’univers de Visconti dont il a déjà mis en scène deux scenarii, Rocco et ses frères et Ludwig, et travaille déjà sur l’adaptation à la scène des Amants diaboliques. En quarante ans de carrière, il a bien entendu monté des pièces de Shakespeare à plusieurs reprises, se dit admiratif du travail de Patrice Chéreau, et peut s’enorgueillir d’avoir signé le dernier spectacle de David Bowie ! Pourquoi cette courte biographie ? Parce que sa mise en scène des Damnés apparaît comme la parfaite synthèse de ces différents univers pour nous offrir un spectacle d’une extraordinaire puissance cathartique.
La catharsis selon Aristote est la purification de l’âme ou purgation des passions du spectateur par la terreur et la pitié qu’il éprouve devant le spectacle d’une destinée tragique. En choisissant d’adapter au plateau la destinée tragique et pathétique du clan von Essenbeck, Ivo van Hove nous en offre ici un exemple magistral. L’histoire de cette riche famille d’industriels qui se compromet totalement à la montée du nazisme au début des années 30, nous apparaît comme une tragédie antique traitée avec des outils modernes.
Quelle est le medium par lequel coulent des fleuves de violence dans l’indifférence générale ? La vidéo, évidemment. Aussi, le metteur en scène hollandais utilise un procédé de captation en direct pour nous projeter dans l’horreur sur grand écran. Dans un dispositif où les coulisses et le plateau apparaissent au même plan, il nous confronte aux pires bassesses dont l’homme puisse être capable, nous démontre que la lâcheté, l’avarice, la vanité ne peuvent mener qu’au mal, à la destruction… d’une famille, d’une nation, d’un monde. Le scénario-même des Damnés était nourri de cette extrême violence mais sa retranscription en images scéniques ne fait qu’en accentuer la cruauté.
Le scénario des Damnés n’est en effet rien d’autre que le récit de la damnation d’une famille. Il pourrait s’agir d’une tragédie antique ou shakespearienne, mais non les faits s’inspirent de la véritable destinée des Krupp, une riche famille d’industriels allemands à la montée du nazisme et relatent des évènements précis de cette effroyable partie de notre Histoire. Nous sommes en 1933, la famille von Essenbeck est réunie pour célébrer l’anniversaire du Baron Joachim. Ce soir-là, se produit l’incendie du Reichstag à Berlin. À l’annonce de la nouvelle, le Baron dévoile son intention de se rapprocher des nazis. Au fil de l’histoire, trois autres évènements majeurs de la montée du nazisme seront mis en avant : les autodafés, l’ouverture du camp de Dachau et, dans une longue scène d’orgie homosexuelle et au final sanguinaire, la Nuit des longs couteaux où les nazis ont perpétrés de nombreux assassinats au sein même de leur mouvement.
Directeur des usines, Herbert Thallman montre son opposition au choix du Baron Joachim tandis que Konstantin soutient son père. La Baronne Sophie, la veuve du fils aîné, héros de la famille met tout en œuvre pour que son amant Friedrich Bruckman prenne le contrôle de l’aciérie. Sous l’influence de Wolf von Aschenbach, Friedrich assassine le patriarche, mais c’est Herbert qui est accusé et doit fuir. Suivant son plan, la Baronne Sophie place son fils, Martin, à la présidence des usines, et Friedrich en prend la direction. Elle a elle-même créé un monstre en élevant son fils dans l’inceste sans lui inculquer aucune valeur morale et en laissant libre cours à ses perversions, notamment à son attirance pour les très jeunes filles. L’inceste et la pédophilie sont des perversions souvent retranscrites au cinéma mais rarement sur un plateau de théâtre et donnent lieu ici à deux scènes qui glacent l’assemblée ; peut-être une eut été suffisante…
Est-il nécessaire de relever la qualité de jeu des Comédiens Français ? Non, bien entendu, mais saluons tout de même des prestations remarquables. Denis Podalydès est brillant dans un rôle aux antipodes de sa naturelle bonhommie, tout comme Clément Hervieu-Léger, inattendu dans ce rôle de fils obsédé par la vengeance de l’assassinat de son père. Éric Génovèse est stupéfiant de froideur dans le rôle de l’odieux Wolf von Aschenbach. Superbe, Elsa Lepoivre campe la veuve von Essenbeck qui agit telle une Lady Macbeth pour hisser son amant Friedrich Bruckmann, inquiétant Guillaume Gallienne, au plus haut rang, et qui telle Clytemnestre périra des mains de son fils. C’est probablement un des plus beaux rôles qu’elle ait eu, après Phèdre, il marquera sa carrière. Loïc Corbery dans le rôle d’Herbert, l’humaniste, fait montre d’une justesse remarquable, tout en douceur et sensibilité. Enfin, l’interprétation de Martin par Christophe Montenez est remarquable pour son premier grand rôle parmi les Comédiens Français en queer déchaîné. Il s’est montré tout à fait à la hauteur d’un rôle rappelons-le tenu par Helmut Berger travesti en Marlène Dietrich dans le film de Visconti ; le défi était de taille et il l’a relevé.
Saluons également l’équipe autour d’Ivo van Hove qui a permis de réaliser cette œuvre : le dramaturge Bart Van den Eynde, le scénographe et éclairagiste, Jan Versweyveld, le créateur des costumes An D’Huys, le vidéaste Tal Yarden et le créateur sonore Eric Sleichim. L’alliance d’une scénographie de matériaux bruts et d’un univers sonore qui va du classicisme allemand, au baroque jusqu’au métal industriel avec le groupe Rammstein, accentue la violence de certaines scènes comme les rituels de morts difficilement soutenable, mais par là même, démultiplie la force du spectacle.
Ivo von Hove nous donne a voir le pire des maux : la compromission menée par la quête du pouvoir. Nous assistons à la damnation d’une famille dénuée de tout sens moral. Les intérêts privés se lient au politique pour aller droit dans le mur. Les Damnés représentent la chute d’une famille, puis d’une nation, la fin d’un monde. L’immense puissance cathartique de ce spectacle nous rappelle que l’un des attributs majeurs du théâtre est l’éveil de nos consciences.
Angélique Lagarde
Dans un tout autre registre, les Comédiens-français ont également offert aux spectateurs du Festival d’Avignon une lecture sous le titre L’orient en partage Kalila et Dimna : des contes orientaux aux Fables de La Fontaine. S’inscrivant dans le Focus Moyen-Orient, cette jolie parenthèse a permis de découvrir les origines de certaines des célèbres Fables de Jean de la Fontaine.
Comédie-Française – Salle Richelieu
1 place Colette
75001 Paris
Réservations au 08 25 10 16 80