J’attendrai de Jose Ramon Fernandez par Irène Sadowska Guillon
Posté par angelique lagarde le 9 février 2016
J’attendrai
De Jose Ramon Fernandez
Texte français d’André Delmas
Création du Théâtre Toujours à l’Horizon
Mise en scène de Claudie Landy
Avec Alejandro Barcelona, Éric Chaussebourg, Aymric Faure, Marie de Oliveira, Thierry Patarin et Marie-Claire Vilard.
Créé du 28 au 31 janvier à La Rochelle
Les 11 et 12 février au CREA de Saint-Georges de Didonne (17)
Comment raconter l’indicible ?
J’attendrai de José Ramon Fernandez, un des auteurs phares du théâtre espagnol actuel, est à la fois la mémoire d’épisodes peu connus de la Guerre Civile d’Espagne et de la Seconde Guerre Mondiale, et la métaphore des destins de milliers de réfugiés politiques ou de guerres qui errent sur les routes. La compagnie rochelaise fondée et dirigée par Claudie Landy réalise depuis plusieurs années des lectures et des rencontres sur la mémoire des exilés espagnols. Elle a commandé à José Ramon Fernandez une pièce sur cette histoire qu’il n’arrivait pas à traduire en mots depuis presque 20 ans. Car comment dire l’indicible, l’humain et l’inhumain dans l’horreur de l’Histoire ? Il réussit dans J’attendrai à trouver le ton poétique et la compagnie, un langage scénique pluridisciplinaire, pour nous faire ressentir, éprouver, la substance indicible, innommable des sentiments, de la souffrance, de la résistance et de l’endurance humaine.
Il y a 80 ans la Guerre Civile d’Espagne a jeté sur les routes des milliers de réfugiés espagnols. Ils cherchaient le salut en France qui n’avait pas les moyens de les accueillir et allait elle-même subir le même sort avec l’invasion nazie. Les scènes d’exode des réfugiés des guerres civiles, de massacres, d’errance se reproduisent aujourd’hui à une échelle encore plus grande dans toute l’Europe.
Invité en 2012 au Festival Les Traversées organisé par la compagnie rochelaise Théâtre Toujours à l’Horizon qui présentait dans ce cadre un cycle de mises en espace de ses pièces, José Ramon Fernandez assiste à la lecture des témoignages des Républicains espagnols exilés de la Guerre Civile à la Rochelle. Cette lecture et la rencontre avec les descendants des exilés ont été pour lui un déclic pour l’écriture d’une pièce sur la mémoire occultée de milliers d’exilés espagnols qui par bateau et à pied fuyaient en France la terreur franquiste. Beaucoup de ces réfugiés « accueillis » dans les camps de concentration français se sont engagés dans la Résistance. Dans ce monde à part où la mort les a accompagné avant de les abattre, se nouaient parfois entre les prisonniers des liens de solidarité, de fraternité, et d’amitié plus forts que la mort.
L’histoire et les médias ne donnent que des bilans chiffrés des conflits et des guerres en ne retenant que les noms de leurs protagonistes principaux politiques et militaires, tandis que la foule des figurants anonymes de ce jeu de massacre tombe dans la trappe de l’histoire. La littérature, en l’occurrence le théâtre, récupèrent la mémoire des destins d’individus anonymes.
José Ramon Fernandez s’inspire dans J’attendrai de son histoire familiale. Celle de son oncle Miguel Barberan qui, réfugié en France, engagé dans la Résistance, arrêté, déporté d’abord dans le camp de Fallihboostel se retrouve à 21 ans au camp de Mauthausen dont il sort en 1945 faisant partie des peu nombreux survivants. Libéré il est arrivé à Paris où il a vécu jusqu’à sa mort en 1990. Jose Ramon Fernandez a hérité des souvenirs de la guerre et du camp racontés souvent par son oncle avec humour ironique mais aussi de ses cauchemars quand cette histoire le revisitait la nuit.
Sa pièce n’est pas un théâtre documentaire, l’histoire personnelle y rejoint l’histoire collective de tant de prisonniers morts dans les camps nazis et de ceux, peu nombreux, qui ont eu la chance de survivre à cet enfer. « J’ai écrit cette pièce, dit-il, pour aider à comprendre et pour partager cette mémoire. » Pour ajouter un chaînon à la mémoire que nous ont transmis tant de grands écrivains parmi lesquels Primo Lévi, Jorge Semprun, Max Aub qui ont vécu et survécu à l’horreur des camps. Il aborde cette histoire avec un regard contemporain en s’impliquant dans la pièce lui-même en tant que personnage auteur qui se met en question, en interrogeant sa capacité à parler de ce passé.
Il situe l’action dans le présent, dans une maison transformée en maison d’hôtes près de Paris où arrivent un soir deux voyageurs : un vieillard espagnol, José accompagné de son petit-fils, Vincent. Le vieil homme était prisonnier dans le camp de Mauthausen où il a noué une amitié avec le jeune Français Christian qui fut pendu dans le camp après sa tentative de fuite. José avait promis à Christian d’aller voir sa fiancée en France s’il arrivait à sortir du camp. Pendant plus de 60 ans il n’a pas eu le courage d’accomplir sa promesse.
Cette nuit, le hasard l’a conduit avec son petit-fils à cette maison où habitait Patricia, la fiancée de Christian. Claire (Marie Claire Vilard), la logeuse, petite-fille de Patricia, conserve quelques traces du passé. Dans cette maison habitée par les fantômes du passé, la mémoire, des souvenirs, ceux de l’amour, de l’espoir du jeune couple Christian et Patricia auquel la guerre a volé le futur, et les souvenirs de l’enfer du camp, font irruption dans le présent. Les vivants et les morts se retrouvent, partagent cette mémoire que l’auteur de la pièce s’efforce de nous transmettre. Pourtant, si au théâtre les acteurs arrivent à rentrer dans la peau d’un personnage, dans quelle mesure nous, sommes-nous capables d’une empathique avec ces êtres qui ont vécu et parfois survécu l’inimaginable, l’indicible ?
Claudie Landy qui a suivi l’écriture de la pièce en propose une vision scénique en osmose totale avec l’onirisme de l’écriture de José Ramon Fernandez. Un espace nu avec juste trois rideaux en cordes, un au fond et deux devant, permettant, avec un remarquable travail d’éclairages, de moduler l’espace, de jouer sur le réel et l’irréel, des temps différents et de faire apparaître et disparaître instantanément les personnages et de convoquer les morts.
Le parti pris de Claudie Landy et d’éviter tout réalisme autant dans le décor que dans le jeu tenu dans l’interstice entre l’incarnation et l’évocation des personnages. Parfois onirique, quasi aérienne, comme par exemple pour Patricia, la fiancée morte, dont Marie de Oliveira a créé une vision fantomatique, à travers la danse. Les brèves scènes du camp, tels des flashs aveuglants, surgissent soudain captées par la lumière, comme arrachées à la mémoire. Les temps différents s’imbriquent ou coexistent simultanément. Pas de réalisme non plus dans les costumes conçus dans l’évocation ou la référence.
La musique originale créée par Alejandro Barcelona qui l’interprète sur scène, tantôt à l’accordéon tantôt avec les instruments électroniques, totalement intégrée dans la dramaturgie scénique, crée des images sonores, traces de l’indicible. La chanson J’attendrai de Rina Ketty qui donne le titre à la pièce, reprise depuis par des générations de chanteurs, était un tube dans les années 1930 sur lequel dansaient des milliers de jeunes amoureux, comme Christian et Patricia dans la pièce.
Loin de tout sentimentalisme, du pathétique, J’attendrai ne cherche à produire ni compassion ni émotion facile, mais à nous amener au plus près et au plus profond de l’incompréhensible.
Irène Sadowska Guillon