Écrits (2) de Tadeusz Kantor par Irène Sadowska-Guillon
Posté par angelique lagarde le 3 septembre 2015
Écrits (2)
De Wielopole Wielopole à la dernière répétition
De Tadeusz Kantor
Traduit du polonais par Marie-Thérèse Vido-Rzewuska
Aux Éditions Les Solitaires Intempestifs
Le journal de la création cheminant dans la mémoire
Tadeusz Kantor, la grande référence du théâtre contemporain, a toujours veillé à ce que sa démarche ne soit pas déformée, ni que d’autres ne se l’approprient. Le volume Écrits (2) rassembles ses textes, commentaires, notes de création, réflexions théoriques, depuis La classe morte jusqu’à son dernier spectacle au titre tenant d’une provocation imprégnée de défi et d’humour sarcastique Aujourd’hui c’est mon anniversaire, resté inachevé. La mort, sa compagne de toujours, tutélaire de son théâtre de la mort, l’a emporté le 17 décembre 1990 pendant les dernières répétitions. Aujourd’hui c’est mon anniversaire créé le 10 janvier 1991 au Théâtre Garonne à Toulouse par les acteurs du Cricot 2, formant désormais une sorte de classe morte sans Kantor, maître de cérémonie en scène, portait un sous-titre, comme le présent volume, La dernière répétition.
En paraphrasant la sentence de la Bible : né de la poussière tu retourneras à la poussière, on peut affirmer que le théâtre de Tadeusz Kantor, né de la mémoire d’événements de sa vie, mort avec son créateur, est retourné à la mémoire. Contrairement à tant de grands créateurs, réformateurs de théâtre, Kantor n’a pas forgé de théorie, ni d’école, n’a pas laissé non plus de disciples, même si ses imitateurs prolifèrent. Son œuvre et sa démarche : la mise en question constante des acquis, le retour à soi, à ses origines pour explorer de nouvelles formes et approches conjuguant le doute et le défi exercent toujours une influence fondamentale sur la création théâtrale d’aujourd’hui.
Wielopole, petite bourgade dans le Sud-Est de la Pologne, où il est né le 6 avril 1915, ses origines et sa vie personnelle, sont les sources fondamentales de la création de Tadeusz Kantor. Il fait des études de peinture à Cracovie où il fonde en 1944 son Théâtre Expérimental Clandestin qui se caractérisait déjà par le recours à la matière brute, aux objets réels, et par l’absence de lieu théâtral. La peinture, les arts plastiques et le théâtre sont inextricablement liés dans sa démarche scénique. En 1955 il fonde le groupe Cricot 2 anagramme de « to cirk » (en polonais voici « le cirque ») qui l’accompagnera jusqu’à sa mort. Dans son parcours du théâtre clandestin à la renommée mondiale, du happy few au large public, la découverte de sa Classe morte en 1977 au Festival Mondial de Théâtre à Nancy est une date charnière pour son théâtre qu’il appelle « la baraque de foire ».
Alors que son caractère indomptable, ses positions intellectuelles et artistiques intransigeantes et radicales dérangent dans son pays, Kantor trouve des mécènes à l’étranger, à Rome pour créer Où sont les neiges d’antan ?, à Florence pour Wielopole Wielopole, à Nuremberg pour Qu’ils crèvent les artistes, spectacle sur les artistes vagabonds et persécutés, à Milan pour Je ne reviendrai jamais (jamais ici dans le titre polonais) sur le retour impossible d’Ulysse en Ithaque (en Pologne ?).
Il y a une totale cohérence dans la démarche de Kantor qui est un enchaînement de ruptures avec les acquis et de nouveaux départs à partir de retour constant à lui-même et à ses origines. Refusant radicalement toute la rhétorique et la convention théâtrale, Kantor donne de son théâtre une définition à la fois mystique et poétique : « la troupe de cirque de la mort et de son grand théâtre. » Sa démarche dans Écrits (2) composé en 8 parties est biographique et critique. Les textes brefs, entre une demi-page et 2 pages, des témoignages, des réflexions, des mises en question de sa démarche créatrice alternent avec les fragments de partitions des spectacles et les définitions des notions et des principes spécifiques de son théâtre.
Dans la 1ère partie du livre sont réunis des textes témoignant de l’étonnement de Kantor face au succès inattendu et à la tournée mondiale de La classe morte et des commentaires de son travail sur Wielopole Wielopole. Les réflexions sur sa démarche, sur ses retours sur lui-même, à son village natal et la façon dont cette mémoire des objets, des personnages familiers se manifeste sur la scène imaginaire dans Wielopole Wielopole, constituent la matière de la 2ème partie.
Il montre dans la 3ème partie la continuité et la cohérence de sa recherche depuis le début en éclairant sous un jour nouveau certains de ses textes anciens. La réflexion sur le rôle du hasard dans le processus de création de Qu’ils crèvent les artistes !, sur le sens du travail théâtral et le rôle des artistes dans nos sociétés constitue la thématique de la 4ème partie alors que la 5ème est consacrée à la transmission de son œuvre dont la mémoire d’autrui mais aussi les archives de son théâtre à la Cricoteque de Cracovie sont dépositaires. Suivent les textes sur la nouvelle approche de La mort de Tintagile qu’il avait créé en 1938 et qu’il recrée sous le titre La machine de l’amour et de la mort et les textes faisant partie de stages avec des jeunes acteurs qu’il a dirigés à Milan et à Charleville-Mézières.
La 6ème partie regroupe des extraits inédits des carnets de notes rendant compte de l’angoisse de Kantor devant l’écrasement de l’individu par la collectivité, par le déferlement de la masse. Son long compagnonnage avec la mort donne naissance à un de ses plus beaux textes : Rencontre avec la mort. Les textes de la 7ème partie laissent transparaître la nostalgie et la solitude d’un artiste angoissé revenant sans cesse à sa maison natale, son refuge, dont les murs, dans ses derniers spectacles, se disloquent peu à peu sous la pression des forces destructrices extérieures. L’ultime partie du livre regroupe les textes et les notes épars écrits pendant l’élaboration de son dernier spectacle Aujourd’hui c’est mon anniversaire.
En-dehors de traces fixées dans les souvenirs d’événements, de personnages qui ont marqué à jamais sa vie et son imaginaire, convoqués dans son théâtre, Kantor ne livre rien de son intimité, ne raconte aucune anecdote. Pourtant, à travers son écriture lapidaire, laconique, directe, à la fois concrète et poétique, on découvre un homme exceptionnellement intègre, lucide, un écorché vif qui a transmué ses blessures profondes en art pur. Un livre fascinant dans lequel Kantor nous entraîne, à la manière de Vélasquez qu’il admirait, dans un jeu de miroirs entre l’artiste et son œuvre.
Irène Sadowska Guillon
Écrits (2)
De Wielopole Wielopole à la dernière répétition
de Tadeusz Kantor
Traduit du polonais par Marie-Thérèse Vido-Rzewuska
Aux Éditions Les Solitaires Intempestifs, Besançon, 2015
430 pages, 23 €