Denis Marleau, rencontre à la Comédie-Française pour Innocence de Dea Loher
Posté par angelique lagarde le 31 mars 2015
Denis Marleau © Stéphanie Jasmin
Innocence
De Dea Loher
Traduction de Laurent Muhleisen
Mise en scène et scénographie de Denis Marleau
Collaboration artistique et conception vidéo de Stéphanie Jasmin
À la Comédie-Française, Salle Richelieu, du 28 mars au 1er juillet
« Ce sont les langages qui créent les personnages »
Fort du succès de sa première création à la Comédie-Française, Agamemnon de Sénèque, le metteur en scène québécois Denis Marleau, accompagné de sa collaboratrice artistique Stéphanie Jasmin, est de nouveau invité dans la maison de Molière. Innocence de Dea Loher, auteure contemporaine allemande, est un texte qui sort des sentiers battus. Nous avons hâte de découvrir ce bel ouvrage avec des personnages habillés par Jean-Paul Gaultier et de surcroît éclairés par Marie-Christine Soma. Encore une fois, Denis Marleau a su s’entourer des meilleurs. Il nous a fait le plaisir de nous accorder un moment entres deux répétitions.
Kourandart : Denis Marleau, c’est la seconde pièce que vous créez à la Comédie-Française, vous qui travaillez énormément la scénographie de vos pièces aux moyens notamment des nouvelles technologies, qu’est-ce que cela a pour vous de particulier de créer en ces lieux ? Nous nous souvenons d’Agamemnon et des atlantes encadrant la scène qui prenaient la parole, allez vous encore une fois, nous surprendre par vos ingénieux procédés ?
Denis Marleau : Nous n’allons pas opérer tout à fait de la même façon, mais il y a toujours un travail sur l’espace qui caractérise notre démarche avec Stéphanie Jasmin, un travail qui intègre aussi la vidéo de manière assez spécifique d’un spectacle à l’autre. Ici, il n’y a absolument pas de travail sur la représentation du personnage par le biais de la vidéo, mais plutôt un jeu avec l’espace. Ce qui me paraissait important c’était de pouvoir mettre en lumière cet enchaînement de tableaux qui constituent la pièce Innocence. Il y a 19 tableaux de longueurs et de durées variables, intérieurs et extérieurs. Dans cet éclatement, cette fragmentation, l’enjeu était de trouver comment passer d’un tableau à l’autre avec une certaine fluidité tout en jouant aussi des ruptures, en montrant ces mondes qui entrent en collision de façon instantanée. La difficulté de cette dramaturgie est de faire en sorte que ce soit l’imaginaire du spectateur qui définisse l’avant et l’après, qu’il fasse la relation entre ces moments qui lui sont donnés en direct sur le plateau. Pour arriver à cette notion d’immédiateté, j’ai donc décidé de placer tous les personnages sur le plateau. Il y a comme une petite communauté, ce sont des gens qui vont se rencontrer par la contingence du hasard. Il y a tout un tressage qui se développe, qui se crée, un grand oeuvre sous-jacent dans une sorte de trame plus sourde qui nous fait entendre des thèmes. Les objets, les signes vont se promener d’un personnage à l’autre, d’un tableau à l’autre. C’est comme une sorte de symphonie, de rhapsodie, quelque chose de très musical.
Comment s’est fait la rencontre avec l’écriture de l’auteure allemande Dea Loher dont vous avez déjà monté un texte, Le dernier feu, à Montréal ?
En effet, j’ai déjà monté une de ses grandes pièces, Le dernier feu. C’est une pièce que m’a donné à lire Ginette Noiseux, directrice de L’Espace Go à Montréal avec qui je travaille depuis plusieurs années sur du théâtre contemporain, des créations d’auteurs québécois et étrangers. La lecture du Dernier feu m’a vraiment conquis, ce fut une vraie rencontre dramaturgique avec un univers, avec une écriture, avec une femme de théâtre dont j’avais vaguement entendu parlé puisqu’elle est beaucoup joué en Allemagne. Elle est née en 1964 elle est à peu près de ma génération. Elle parle de notre monde d’aujourd’hui. Je nourris depuis plusieurs années une passion pour le théâtre allemand et ce qui m’a séduit aussi c’est que cette femme a écrit pour le théâtre spécifiquement, elle a participé à une grande aventure de création avec le metteur en scène Andreas Kriegenburg qui a monté la plupart de ses pièces. Pour toutes ces raisons, j’ai été touché et interpelé par sa manière de faire le théâtre, de l’écrire et de tendre au metteur en scène que je suis, le défi de monter ses pièces.
L’écriture d’Innocence est très particulière, à la fois très dure et très poétique…
Oui poétique, et même comique. Il y a beaucoup de dérision, de jeux de bascule ; elle travaille beaucoup sur les contraires, les oppositions, de façon assez surprenante. Ces jeux de bascule sont très importants à mettre en relief pour montrer qu’elle écrit des tragi-comédies où le rire est toujours très proche des larmes comme chez Shakespeare. Et je trouve admirable son travail sur le langage : chaque personnage a vraiment sa tonalité, sa façon de parler, son lexique. S’il y a vraiment un point à bien travailler, ce sont donc ces niveaux de langage. Même si ce sont souvent des gens qui viennent de la zone ou de la marge, des gens ordinaires la plupart du temps, il y a toujours chez ses personnages une spécificité langagières. Et au fond ce qu’elle dit c’est que ce sont les langages qui créent les personnages. Elle décrit un monde désenchanté où les personnages sont en rupture, en perte de repères alors ils s’imaginent des vies. Elle nous dit aussi qu’il est facile de juger mais plus difficile de s’imaginer comment nous réagirions à la place des protagonistes. Elle travaille sur une certaine vision du théâtre et pour moi c’est important aussi que ce soit représenté sur le plateau. Il est certain aussi que lorsque l’on aborde une scénographie pour la Comédie-Française il faut penser pour le lieu avec la réalité du plateau, avec ses contingences et ses alternance. J’ai déjà eu la chance de vivre cette expérience avec Agamemnon, mais avec du théâtre contemporain, c’est une autre aventure. Dea Loher est très peu connue en France, très peu jouée, ce sera donc pour beaucoup de spectateurs la découverte d’un univers, d’une vision du monde.
Comment Stéphanie Jasmin et vous-même avez-vous travaillé à la création de cet univers ?
Nous avons décidé de mettre en avant l’idée que nous étions dans une sorte de fabrique. Le décor est constitué de grandes bâches. Sur ce type de projet, nous élaborons vraiment avec Stéphanie Jasmin, un travail à quatre mains. C’est un travail très artisanal qui joue sur le théâtre avec l’idée que ce qui était important c’était de faire ressortir les personnages. Et pour cela, nous avons eu cette très grande chance de pouvoir travailler avec Jean-Paul Gaultier pour les costumes. On aurait pu imaginer quelque chose de très misérabiliste puisqu’il s’agit des gens de la zone mais comme il n’y a pas de jugement chez Dea Loher, elle laisse ses personnages exister et nous surprendre et se surprendre dans ce réseau de rencontres hasardeuses. Ils nous apparaissent dans toute leur humanité, dans leurs contradictions dans leurs mouvements intérieurs. Nous avons décidé de relayer le travail de l’imaginaire par un dessin animé que nous avons commandé à un créateur de dessins animés à Montréal, Félix Dufour-Laperrière.
Non seulement vous avez un cadre de création rêvé, mais vous avez très bien su vous entourer : Jean-Paul Gaultier a réalisé les costumes, Félix Dufour-Laperrière, le dessin-animé et les éclairages sont signés Marie-Christine Soma…
Oui pour moi c’était un véritable désir de travailler avec Marie-Chrsitine Soma dont je connaissais le travail, je considère qu’elle est une grande éclairagiste, et je suis très content qu’elle ait accompagné pleinement cette aventure. Et évidemment, c’est une chance extraordinaire d’être ici pour une deuxième expérience, de travailler dans ces ateliers. Les décors, les costumes sont créés ici et pour nous c’est toujours une grande joie de retrouver ces artisans qui ont des savoirs, des métiers où la question de la transmission se pose de plus en plus de façon très prégnante de nos jours. Je pense que c’est là une des grandes qualités de cette institution, de tenir en vie ces métiers. Je suis toujours fasciné par le vocabulaire de ces artisans, la manière tellement précise d’exercer leurs métiers. Pour nous, c’est un véritable privilège, autant que celui d’être avec ses comédiens d’expérience incroyables qui ont rencontré tant de langages, de metteurs en scène, de scénographes, etc. Pour moi, c’est très important aussi parce que je n’aurai pas les moyens de monter Innocence dans une grande maison comme celle-ci ou dans une institution à Montréal, c’est vraiment un cadeau nous de pouvoir monter une nouvelle création à la Comédie-Française.
Propos recueillis par Marie-Laure Atinault et Angélique Lagarde
Comédie-Française – Salle Richelieu
1 place Colette
75001 Paris
Réservations au 08 25 10 16 80