Ernesto Caballero, rencontre au Teatro Maria Guerrero pour Rhinocéros de Ionesco
Posté par angelique lagarde le 18 décembre 2014
Ernesto Caballero © David Ruano
Rhinocéros
D’Eugène Ionesco
Mise en scène d’Ernesto Caballero
Au Teatro Maria Guerrero CDN de Madrid
Du 17 décembre 2014 au 8 février 2015
Qui sera le dernier homme ? Le futur est-il rhinocérontique ?
Rhinocéros d’Eugène Ionesco, écrit en 1958, créé la même année à Düsseldorf, puis successivement en 1960 par Jean-Louis Barrault à Paris et Orson Welles à Londres, a été mis en scène pour la première fois en Espagne en 1961 sous la dictature franquiste, par Jose Luis Alonso au Teatro Maria Guerrero. Cinquante trois ans après, Ernesto Caballero, directeur du Centre Dramatique National (Teatro Maria Guerrero) reprend sur la même scène ce grand classique du XXème siècle. À l’origine Rhinocéros faisait clairement référence au phénomène du nazisme qui avait déferlé sur l’Europe en incendiant le monde. Un totalitarisme dont le franquisme en Espagne était un dérivé. On pouvait en même temps entendre dans la pièce des échos d’une autre idéologie totalitaire qui, après avoir submergé la Russie et l’Europe de l’Est, s’est étendue sur Cuba, certains pays de l’Asie et de l’Amérique latine. Plus d’un demi-siècle après, au-delà de ces références historiques, Rhinocéros est devenu une parabole sur les multiples formes du totalitarisme, de dictature de la pensée unique, du politiquement correct et de la lutte de l’individu impuissante mais irrépressible contre toute forme de massification. La Rhinocérite est aussi « cette exaltante sensation d’appartenir qui nous préserve de la marginalisation sociale », dit Ernesto Caballero qui met en scène aujourd’hui cette pièce emblématique.
Kourandart : Avez-vous déjà travaillé sur le théâtre d’Eugène Ionesco ? Pourquoi avez-vous choisi de monter Rhinocéros ?
Ernesto Caballero : J’ai travaillé dans le cadre professionnel, dans des Écoles d’Art Dramatique, avec des élèves, en particulier sur des pièces comme La cantatrice chauve, La leçon, Jeu de massacre. Rhinocéros m’a toujours intéressé par ce qu’il comporte une part de fable quasi kafkaïenne. L’histoire que raconte cette pièce est aujourd’hui d’une grande actualité. Elle parle entre autres des risques de perte du sens critique, des critères personnels, de la disparition de l’identité, de la dissolution de l’individu dans la masse. Ionesco a fait dans cette pièce une satire du totalitarisme. Aujourd’hui le totalitarisme a de nombreuses facettes et s’installe dans la société affaiblie par les incertitudes, la crise des valeurs, la crise en général. Ionesco ne propose pas de solutions mais suscite le débat, attire l’attention sur le conflit entre l’individu et la masse qui l’absorbe. Il parle dans la pièce du nazisme sous l’occupation qui contaminait une petite ville française. Il a connu aussi en Roumanie le totalitarisme soviétique. Pour moi cette pièce est une réflexion sur la volonté et sur la résistance. Paradoxalement le seul personnage qui résiste, Bérenger, est un homme simple, pas particulièrement exemplaire.
Au-delà des formes politiques, idéologiques, religieuses du totalitarisme nous sommes aujourd’hui confrontés dans la mondialisation ambiante à l’uniformisation, au formatage des êtres humains…
C’est une sorte d’épidémie totalitaire, de « rhinocérite » peut-être beaucoup plus dangereuse car plus insidieuse. On y succombe sans presque s’en rendre compte. Notre dépendance des nouveaux moyens technologiques amène une uniformisation des comportements individuels et une déshumanisation. Toutes sortes de nationalismes que l’on voit surgir ces dernières années, entre autres ici en Espagne, représentent des menaces de tyrannie, de dictature. C’est pourquoi je trouve qu’il est important de représenter Rhinocéros aujourd’hui ici pour susciter le débat. J’ai sous-titré d’ailleurs mon spectacle « Qui veut être un animal étrange ? »
Quels ont été vos choix en adaptant Rhinocéros ?
D’abord j’ai réduit la pièce à l’essentiel c’est-à-dire à deux heures au lieu de quatre. Les conventions théâtrales de l’époque correspondaient à une écriture dramatique très discursive, très explicative. Il y a dans cette pièce beaucoup de répétitions qui aujourd’hui sont inutiles et pesantes. J’ai condensé, synthétisé beaucoup pour rendre la pièce plus concise, plus limpide. J’ai enlevé beaucoup de formules artificielles, des expressions colloquiales qu’aujourd’hui on n’utilise plus, surtout en espagnol. Tout cela ralentissait le rythme. C’est un classique du XXe siècle sur lequel il faut intervenir mais bien sûr avec attention, avec fidélité et respect. Cependant trop de respect peut jouer en défaveur de l’œuvre.
Proposez-vous dans votre mise en scène une lecture particulière de la pièce ?
E. C. – Je n’ai pas réduit mon approche de la pièce à une lecture, au contraire j’ai tenu à ouvrir les sens, à laisser le spectateur faire sa propre lecture. On est souvent tenté de trouver des analogies avec l’actualité, de transposer, mais je pense que ce serait tomber dans des schémas, des clichés. J’ai enlevé ce qui paraît aujourd’hui daté et qui correspond à l’époque des années 1950 1960, ainsi que les allusions directes à la vie de l’époque.
Comment avez-vous appréhendé le décor ?
La pièce est composée de trois actes correspondant à des lieux différents. Le premier c’est un extérieur, la place d’une petite ville française avec son clocher, ses boutiques. La pièce est très nourrie des conventions théâtrales de l’époque. Je me suis permis de transposer la place du village en un lieu reconnaissable par le public d’aujourd’hui. C’est un dispositif dans lequel le public est intégré. Les acteurs circulent sur la scène qui entoure le public. L’action du premier acte se passe dans cet espace qui évoque un centre commercial. Dans le deuxième acte l’espace de la représentation est une boîte grillagée, comme une cage de zoo, avec beaucoup d’escaliers. C’est un espace plus neutre, suffisamment abstrait pour suggérer à la fois un lieu du passé et d’aujourd’hui. J’ai choisi la même option pour les costumes, un peu vintages, évoquant l’époque mais qu’on peut porter dans la vie quotidienne d’aujourd’hui.
Quelle est l’esthétique du jeu ?
J’ai voulu imprimer au jeu un aspect naturel, vraisemblable tout en travaillant sur la farce avant-gardiste, absurde, des années 1960 mais moins grinçante. Il faut trouver le contraste, le décalage, entre la farce et le réalisme. On doit se rapprocher du schéma réaliste mais en même temps le dériver vers une poétique théâtrale.
Propos recueillis par Irène Sadowska Guillon