El Sur, hommage à Enrique Morente de Victor Ullate par Irène Sadowska Guillon
Posté par angelique lagarde le 22 septembre 2014
El Sur, hommage à Enrique Morente
Chorégraphie de Victor Ullate
Musique d’Enrique Morente
Chant par Enrique et Estrella Morente
Mise en scène de Victor Ullate et Eduardo Lao
Au Teatro del Canal à Madrid jusqu’au 27 septembre
Au Centre Culturel Michel Manet de Bergerac le 30 septembre
Lire notre rencontre avec Victor Ullate et retrouvez toutes les dates de sa tournée française 2014/2015
Danser la passion, les sentiments extrêmes
Maurice Béjart avec qui il a travaillé pendant 14 ans et qui lui a dédié plusieurs de ses créations, considérait Victor Ullate « comme le danseur le plus complet du XXe s. ». Depuis 25 ans il a créé avec sa compagnie, la seule compagnie espagnole privée, dotée d’une école et subventionnée par le Ministère de la Culture, plus d’une vingtaine de spectacles. El Sur (le Sud) hommage à Enrique Morente, créé en 2005 et qu’il reprend aujourd’hui, quatre ans après la mort du génial rénovateur du flamenco Enrique Morente, incarne dans une fusion de la tradition et de la modernité à la fois l’âme du flamenco, le paysage poétique et l’art populaire de l’Andalousie, célébrée par Federico García Lorca et Enrique Morente. Victor Ullate, un artiste sans équivalent, de renommée internationale, arrive dans ce spectacle à faire incarner la passion, les sentiments extrêmes dans la danse et à conférer à l’intime une dimension universelle.
Né d’une complicité artistique et d’une passion partagée pour la poésie, la musique, la danse, par Enrique Morente, granadin, inventeur génial du flamenco moderne et Victor Ullate, aragonais, danseur et chorégraphe, créateur d’un style de danse contemporaine unique, El Sur incarne dans le cante hondo, dans le rythme et les vibrations des corps, ces passions extrêmes qui trouvent leur accomplissement dans la mort. Eros et Thanatos sont ici à l’œuvre, se livrant un combat féroce.
Une histoire simple, universelle, et intemporelle. Une femme, Estrella, victime de la violence de son mari Antonio, retrouve la liberté et l’amour dans les bras d’un autre homme, Bernardo. Le couple va affronter la haine, la jalousie, la vengeance du mari. Les amants séparés par la vie se retrouvent unis dans la mort. Au-delà du thème de l’amour passionnel, Victor Ullate relève dans son spectacle le thème cher au poète granadin Federico Garcia Lorca : la liberté, le droit à choisir sa vie, à décider de son destin, incarné dans son œuvre par les femmes, victimes emblématiques de la violence et du pouvoir patriarcal.
Par sa construction dramaturgique, le traitement des tensions dramatiques, la narration gestuelle, El Sur rappelle à certains endroits le Tanztheater de Pina Bausch, car chez Victor Ullate la danse devient une sorte de poème dramatique traduit en mouvement, en chants, en tensions musicales. Il possède un art incomparable de créer sur scène un univers visuel, sonore, vibrant, sensible. Tout est dans l’évocation, dans la nuance, dans la finesse du dessin.
Sur scène, trois grandes voiles rectangulaires, celle du fond transparente par moments laisse entrevoir des silhouettes de personnages. Un jeu d’éclairages sur le clair-obscur, sculpte, colore l’espace créant parfois l’impression d’immensité et de luminosité du paysage andalou. La scène est quasi vide tandis que des images poétiques, évocatrices, suggèrent des lieux, des situations. Les costumes, pantalons assez ajustés et vestes blanches avec des dessins noirs pour les hommes et pour les femmes des robes longues très amples créant des effets d’envol, évoquent par quelques signes le style andalous.
Victor Ullate est un maître en composition d’images, de situations juste suggérées, de mouvements de groupe, de duos et de solis, d’une grande beauté plastique rappelant parfois la graphie grecque ou orientale, animée, mise en mouvement. Ullate, comme les plus grands artistes, sait imprégner son esthétique de vie, d’émotions, de passions, dont ses danseurs exceptionnels nous offrent une palette étonnante, de la sensualité, la séduction, la violence, la cruauté, la haine, la tendresse à la souffrance.
On est ébloui par les images et les situations scéniques poétiques chargées de références comme par exemple la lutte entre les deux rivaux, le mari et l’amant, avec des cannes : au moment où l’amant tué tombe on entend des coups de fusil évoquant la mort de Federico García Lorca, fusillé par les franquistes. Rarement la danse, au-delà de la beauté esthétique, arrive à saisir et à exprimer de façon aussi saisissante la profondeur des passions, des sentiments humains.
Irène Sadowska Guillon