Rencontre avec Clément Hervieu-Léger pour Le Misanthrope à la Comédie-Française
Posté par angelique lagarde le 19 avril 2014
Clément Hervieu-Léger © Christophe Raynaud de Lage
Le Misanthrope sur le divan
C’est au cœur du superbe foyer des artistes de la Comédie-Française que nous reçoit sur le divan Clément Hervieu-Léger pour sa mise en scène de l’oeuvre la plus autobiographique de Molière, Le Misanthrope. Le divan sera également celui d’Alceste que le metteur en scène tâchera de délivrer de ses plus douloureux maux et de ses plus beaux mots que lui soufflent sa misanthropie et son amour mêlés.
Kourandart : Alceste, qui sera joué par Loïc Corbery, en référence au sous-titre de la pièce, sera-t-il plus atrabilaire ou amoureux ?
Clément Hervieu-Léger : Je pense qu’il est à la fois atrabilaire, amoureux et misanthrope, ce qui sont vraiment trois choses différentes. L’intérêt de cette pièce est de ne pas choisir mais d’observer, d’interroger la manière dont ces trois caractéristiques peuvent cohabiter chez cet homme ; la misanthropie qui est véritablement la haine du genre humain, l’atrabile qui est en réalité l’autre nom de la mélancolie et l’amour lié aussi au désir physique. Nous ne sommes pas ici dans une forme d’amour courtois mais face au désir d’Alceste pour Célimène qui à priori est à l’opposé de la posture morale et philosophique qu’il défend.
Dans l’histoire du personnage, nous avons connus des Alceste sérieux, d’autres plus comiques, comment définiriez-vous le vôtre ?
Là encore, j’espère qu’il est tout à la fois. Très souvent, en effet, on a voulu donner une couleur principale au personnage d’Alceste, mais je crois que la force du théâtre de Molière, et notamment dans cette pièce, c’est d’être au plus près de la vie. A partir de La Critique de l’Ecole des Femmes qu’il a écrit trois ans auparavant, Molière est dans une vraie recherche de ce qu’il nomme « le naturel » auprès de ses acteurs. La difficulté dans Le Misanthrope c’est qu’il développe ce sentiment de naturel, mais dans une pièce en alexandrins, ce qui n’est pas chose aisée et par conséquent, c’est sans doute là qu’est le hiatus. Pour ma part, je suis dans un théâtre de l’incarnation, je ne suis pas de ces metteurs en scène qui cherchent une forme de distance dans le mode de jeu, je suis au contraire, dans l’envie de voir des personnages incarnés, c’est-à-dire de voir comment un rôle rencontre un acteur. Je crois que Le Misanthrope est le plus bel exercice pour cela parce que, comme vous le souligniez on lui a donné des couleurs différentes, mais aussi des visages et des âges différents. Le choix d’Alceste est le premier acte de mise en scène quand on monte Le Misanthrope.
Qu’est-ce qui a motivé votre choix de lui conférer les traits de Loïc Corbery ?
Loïc Corbery que l’on a souvent vu sur les scènes de la Comédie-Française est à mon sens un comédien incroyable, capable de jouer la comédie avec ce sens du rythme et cette vitalité inouïe, comme il a pu briller dans les rôles romantiques – on se souvient de son Perdican (dans On ne badine pas avec l’amour d’Alfred de Musset) – mais il est aussi en mesure de s’approprier des figures plus sombres, plus tourmentées, un romantisme plus âpre. Je crois qu’il y a une nécessité pour le metteur en scène qui monte Le Misanthrope de se reconnaître d‘une manière ou d’une autre dans l’acteur qu’il choisit pour interpréter Alceste. On a souvent considéré cette pièce comme très autobiographique puisque Molière jouait lui-même le rôle d’Alceste, mais rappelons qu’à sa mort, c’est Baron qui a repris le rôle, qui était extrêmement jeune. Molière vieillissant a donc fait répéter pour reprendre ce rôle un très jeune homme ce qui signifie que la question de l’âge n’était pas importante, ce qui comptait, c’était surtout la question de l’homme. Pour le metteur en scène, la question est donc de trouver celui qui sera son alter ego. En ce moment, Michel Fau le monte également et quel plus grand alter ego que lui-même aurait-il pu trouver ! Pour moi, que ce soit pour des raisons artistiques ou amicales, cela allait absolument de soi que ce soit Loïc Corbery. C’est le troisième spectacle que je monte avec lui puisqu’il jouait Lucidor quand j’ai monté L’Epreuve de Marivaux et surtout Dorante dans La Critique de l’Ecole des Femmes – ce qui a été en l‘occurrence le point de départ de mon envie de monter Le Misanthrope puisque je trouve que la pièce est déjà presque en germe dans cette petite pièce en prose et le personnage de Dorante annonce celui d’Alceste.
Le Misanthrope © Brigitte Enguérand
Et comment percevez-vous Célimène ?
Célimène est un personnage auquel je suis très attaché, c’est une jeune et riche veuve de 20 ans et je trouve que très souvent, on oublie ce qu’est le veuvage à cette époque. Quand on perd son mari au XVIIème siècle, c’est deux ans de deuil : un an de grand deuil, un an de petit deuil, avec des étapes, le deuil de laine, le deuil de soie… Je me suis dit qu’il pourrait être intéressant que la pièce s’ouvre sur le jour où elle décide de mettre fin à sa condition de veuve. Elle reviendrait de son deuil passé à la campagne, emmenant avec elle dans ses bagages sa cousine Eliante puisque se retrouvant seule à la tête de cette maison, il n’y a rien de plus naturelle qu’elle fasse venir sa cousine, quasi sa sœur. Cette liberté que lui confère ce statut de veuve est essentielle, elle est au cœur-même de la pièce. L’aspiration à la liberté est très grande chez cette jeune femme, ce qu’on oublie souvent, c’est que tout de même, les dernières paroles de Célimène à Alceste sont une demande en mariage. Elle lui dit qu’elle ne peux pas le suivre dans le désert, mais que s’il veut l’épouser, elle y est prête. C’est tout de même une déclaration d’amour absolue, surtout pour une femme et de surcroît dans une pièce écrite en 1666.
De la même façon, Célimène au fil des mises en scènes a pu être fraîche et légère ou plus cruelle, comportement qui va teinter celui d’Alceste, comment sera la vôtre ?
Je pense qu’ici en revanche, contrairement au rôle d’Alceste, Molière nous donne une clef très importante qui est son âge. Elle a 20 ans, elle a été mariée très jeune, vraisemblablement à 15 ou 16 ans, avec un homme beaucoup plus âgé qu’elle, qui est mort… Moi, je ne peux pas en vouloir à une jeune femme de 20 ans d’avoir envie d’être libre et je ne peux pas non plus la regarder comme une simple coquette perverse, je trouverais cela d’une atroce misogynie. C’est un personnage que j’aime. Elle a envie de vivre ! Et en plus ce qui est magnifique chez elle, c’est qu’elle réfléchit plus vite que tout le monde. Sa grande force, c’est qu’elle a un esprit d’une rapidité déconcertante, c’est ce qu’on voit dans la scène dite « des portraits » où on lui donne un nom et elle est capable d’inventer un portrait brillant donc drôle et l’on sait bien que pour être drôle il faut souvent être un peu méchant. Puis, dans la scène avec Arsinoé, Célimène l’écoute et lui répond point par point en reprenant la construction de son discours, c’est-à-dire qu’il y a chez elle a une capacité d’écoute, d’analyse et de répartie plus vive que chez tous les autres personnages de la pièce. C’est sa grande force mais c’est aussi sa grande faiblesse. Le goût du bon mot peut parfois perdre. Célimène est parfois victime de son propre esprit. Ce qui est très beau également, c’est qu’elle est au centre de toutes les conversations de la cour parce qu’elle est aussi un superbe parti à prendre et qu’elle a de l’argent. Et en face, Alceste, pour des raisons très différentes, lui aussi est l’objet de toutes les discussions de la cour, que ce soit Oronte qui vient lui demander son amitié, ce qui n’est pas rien, parce qu’il sait qu’il a de l’esprit, qu’il est brillant. Ils ont cela en commun Célimène et Alceste. Tout le monde veut se mettre à leur service. Et il est donc également très important que le charisme et le charme de cet homme soit effectif, si l’on présente un homme désagréable, il y a quelque chose qui ne marche pas.
En effet Alceste n’est pas un individu maussade, il est simplement un homme qui a connu la trahison…
Oui, et je crois que la grande part autobiographique de Molière se situe là. En décembre 1665, Molière tombe malade et pour la première fois, il ne montera pas en scène et le théâtre sera fermé pour des raisons de santé. Je me suis demandé ce qui c’était passé dans sa vie à ce moment précis. On pense à la cabale du Tartuffe, certes, mais l’été 1665, la troupe devient troupe du roi. En tant qu’homme de théâtre les choses vont plutôt très bien pour lui, en revanche, il crée Alexandre Le Grand en décembre 1665 pour quelques représentations et finalement Racine, qui est son grand ami, lui retire la pièce, pour la donner à l’Hôtel de Bourgogne. Et c’est à ce moment-là qu’il tombe malade. La seconde fois qu’il tombe malade, c’est lorsque la Du Parc, maîtresse de Racine, quitte sa troupe, juste après avoir interprété Arsinoé, pour rejoindre l’Hôtel de Bourgogne et plus tard y jouer le rôle d’Andromaque. Ce sont peut-être des coïncidences, néanmoins, à la suite Molière écrit le Misanthrope et Racine écrit Andromaque dont la première phrase de la pièce est tout de même : « Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle ».
Pour revenir à votre façon d’envisager Le Misanthrope, il semble que vous vous soyez attaché à la dimension sociologique des personnages, comment est-ce que cela a défini le cadre de la représentation ?
J’ai effectivement eu un regard plus contemporain sur le propos, ce qui a eu une incidence sur les costumes notamment. On sait bien que c’est un parti-pris important quand on monte une pièce classique en outre dans cette maison. J’ai choisi en effet des costumes plus contemporains, mais il ne s’agit pas non plus de mettre les acteurs en jeans et baskets pour montrer que c’est une pièce qui continue à nous parler aujourd’hui. Ce qui m’importait c’était que l’on comprenne lorsque le rideau s’ouvre que l’on est dans un entre-soi social et il est vrai que ce point de vue sociologique m’intéresse plus que la dimension historique. Si les comédiens portent des costumes XVIIème que vous le vouliez ou non, le public verra d’abord le XVIIème avant de voir le milieu social. Je voulais éviter ça parce que je pense que dans Le Misanthrope, contrairement à d’autres pièces de Molière, il est extrêmement important de raconter cet entre-soi sachant que même au sein de cet entre-soi il y a des différences. C’est toute la question des rubans verts qui a cette époque n’étaient plus en court, et donc Molière nous raconte un homme, Alceste, qui refuse les canons de la mode et en devient encore plus « snob » en cultivant ce style décalé. C’est cette notion qui a présidé au choix des costumes avec Caroline de Vivez. C’est aussi une façon au travers de mes choix esthétiques de m’interroger sur ce qu’est le Répertoire, c’est-à-dire à mon sens absolument pas un conservatoire figé, mais une matière en mouvement. Et si je n’avais pas ce rapport-là au Répertoire, je n’appartiendrais pas à cette maison. J’avais envie de travailler cet aspect et il est vrai que les travaux de Norbert Elias sur la société de cour et de Peter Szondi sur l’œuvre de Molière revue dans une perspective sociologique ont beaucoup compté pour moi. Mes parents étant tous les deux sociologues, il est indéniable que cela fait partie de moi.
C’est ce même parti-pris qui a dessiné la scénographie d’Eric Ruff ?
Oui, ce décor très haut de plafond correspond à cette classe sociale avec d’immense fenêtre pour faire entrer la lumière et permet également d’installer l’unité de temps. Je pense qu’il est important aussi de concevoir l’extérieur alors que cette pièce se déroule dans un salon. En regardant cette pièce où nous sommes, le foyer de la Comédie-Française, je réalise tout à coup que nous avons été très inspiré de l’endroit dans lequel nous travaillons (rires). Finalement nous y sommes, le lustre, les moulures et les grandes fenêtres… C’est un lieu absolument magique dont nous ne sommes jamais blasés et que nous avons la chance inouïe d’apprécier au quotidien.
Et finalement pourquoi monter Le Misanthrope aujourd’hui, quel sens y donnez vous ?
C’est une pièce que j’ai beaucoup jouée… dans la mise en scène de Lukas Hemleb en 2007 je jouais Acaste et je l’ai joué plus de 150 fois je pense entre les représentations ici et la tournée. Paradoxalement, ce n’est pas quand vous jouez une pièce que vous la comprenez le mieux et je me rends compte que c’est après, lorsque j’ai monté La Critique de l’Ecole des Femmes, que tout à coup les choses me sont apparues très clairement sur Le Misanthrope. Et quand juste après, Murielle Mayette-Holtz m’a demandé de monter une nouvelle pièce à Richelieu, j’ai évidemment été très heureux et très honoré et de manière très évidente, je lui ai proposé Le Misanthrope. Je réalise aujourd’hui à quel point c’était culotté, mais j’avais envie de continuer ce travail commencé sur Molière et j’avais aussi envie de le poursuivre avec le même noyau d’acteurs. Et d’ailleurs ce qui est amusant c’est que si l’on reprend la distribution initiale les trois comédiennes, Armande Béjart, Mademoiselle de Brie et Mademoiselle Du Parc, qui jouaient La Critique de l’Ecole des Femmes et Le Misanthrope étaient les mêmes ! Ceci démontre encore une fois qu’il y a un lien évident entre les deux pièces ; je n’ai rien découvert, mais je l’ai éprouvé. Il était aussi important pour moi d’avoir monté une pièce en prose avant d’oser monter une pièce en alexandrins. La prose m’a permis d’être complètement désinhibé par rapport à la langue et ensuite j’ai cherché à garder ce sentiment avec l’alexandrin. Rappelons également que la langue du Misanthrope est formidable à interpréter parce que c’est une pièce écrite par un acteur, par un chef de troupe. Et puis pour en revenir à votre question, encore une fois, je me suis demandé comment faire cohabiter chez un même homme la misanthropie et l’atrabile. Cette grande question de la dépression est très importante et j’ai trouvé dans le livre d’Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi, dépression et société, cette expression que je trouve magnifique car la dépression est un des grands maux de notre siècle et parfois on a du mal à en parler. Je trouve très beau dans la première scène la façon dont Philinte lui en parle comme d’une maladie et démontre à la fois comment on peut se donner une posture, morale, philosophique et politique pour se défendre de ses propres démons intérieurs et comment avec tout ça, on fait pour s’arranger avec la vie, a fortiori quand l’amour et le désir font irruption. C’est à mon sens un des grands mystères de l’homme.
Propos recueillis par Marie-Laure Atinault et Angélique Lagarde
Le Misanthrope de Molière
Mise en scène de Clément Hervieu –Léger
Jusqu’au 12 juillet
Comédie-Française – Salle Richelieu
1 place Colette
75001 Paris
Réservations au 08 25 10 16 80
Le Misanthrope :
Modernité de cette pièce qui se situe dans les années 50/60.
Alceste, le Misanthrope, hait le mensonge, souffre de l’hypocrisie du monde et de l’arrivisme de son époque.
Il est amoureux de Célimène, une jeune veuve qui joue de l’art de plaire en tenant salon.
Alceste n’a que mépris pour ces courtisans avides et calculateurs.
Grande qualité de la mise en scène, du décor et du jeu de l’ensemble des comédiens…
Deux heures et demi de plaisir.