Entretien avec Dieudonné Niangouna, artiste associé du Festival d’Avignon 2013 par Irène Sadowska-Guillon
Posté par angelique lagarde le 6 mai 2013
Le Socle des Vertiges © Pascal Victor
Le théâtre comme fabrique de la parole démocratique
Rescapé de la guerre et de la mort, Dieudonné Niangouna, acteur, auteur, metteur en scène congolais, fondateur et directeur du Festival International de Théâtre Mantsina sur scène à Brazzaville, revendique sa place d’électron libre, d’artiste qui ne se limite pas à contester l’idéologie dominante du pouvoir. Il conçoit son travail théâtral comme instrument du surgissement des opinions libres, contradictoires, comme une fabrique de la parole démocratique. Son irrésistible ascension en France qui donne la visibilité à son travail lui permet de mieux l’ancrer au Congo où est sa véritable place.
Kourandart : Vous avez créé votre compagnie « Les bruits de la rue » en 1997 en pleine guerre civile. À quelle nécessité répondait pour vous le théâtre à l’époque ?
Dieudonné Niangouna : J’ai commencé à faire du théâtre en 1990 en jouant entre autres dans la « Compagnie de la Place », le « Théâtre d’art africain ». Quand j’ai créé ma compagnie, il n’y avait presque plus de théâtre au Congo. Les gens de théâtre étaient en fuite ou essaient de protéger leur vie. Je m’étais dit que l’art devait être plus fort que la guerre en témoignant de ce qui se passe et qu’il était nécessaire de faire entendre la parole des poètes pendant cette période de crise. C’est là où le geste artistique prend une dimension beaucoup plus humaine. J’ai inventé un type de jeu que j’appelle « Big, Boum, Bah » qui est une forme de réplique au bruit des obus en train d’exploser. On dit « il faut être de son temps », moi je dis : il faut savoir parler à son temps. Savoir dans quel type de violence on était et quel type de théâtre on devait proposer face à cette violence pour la mettre en retrait et que l’être humain qui la vit arrive à penser autrement pour s’arracher de cette bêtise meurtrière. La nécessité du geste artistique, de la parole du poète, était pour moi une évidence pour ne pas croiser les bras, attendre la fatalité mais essayer de réinventer la vie.
KA : Que peut apporter le théâtre aux gens dans votre pays qui aspire à la démocratie ? Comment peut-il agir pour la faire avancer ?
D. N : Pour moi le théâtre est une pratique de raisonnement politique. Par rapport à la politique qui régit la vie des gens en mettant en place un système de penser l’homme, la société, le poète, l’homme de théâtre, a le même pouvoir qu’un autre mais plus aiguisé de se démarquer du socle commun pour faire entendre ce à quoi lui il aspire. Depuis cette place, il peut se permettre de voir les choses autrement et de faire des propositions autres que des réponses auxquelles on voudrait l’assigner. Pour moi le rôle de l’homme de théâtre est d’apporter une autre manière de voir les choses, une proposition parmi toutes celles qui vont s’exprimer dans un espace politique. Cela s’appelle la liberté d’opinion. Il y a dans le théâtre cette liberté de penser, de geste qui peut permettre aux spectateurs de ne pas être simplement dans l’injonction politique, dans le « c’est comme ça ». Le théâtre va les forcer à repenser cette fatalité, les encourager à se donner la liberté de penser autrement.
KA : On assimile souvent l’écriture des auteurs africains à l’art du conteur. Est-ce un cliché ou une vraie source naturelle de l’écriture ?
D. N : Ce n’est pas un cliché. Avant l’écriture il y a eu la parole. L’écriture est venue en Afrique par le bateau. Un auteur d’un roman ou d’une pièce de théâtre c’est d’abord un vrai conteur, même si sa langue n’est pas articulée comme celle du conteur elle en a la richesse, la liberté. La parole n’a pas de dimension. Dès qu’on la transcrit elle se trouve circoncise, castrée, à commencer par le format de la page, le graphisme, puis par la grammaire, l’orthographe, la syntaxe, etc. L’auteur africain garde toute la vivacité dans l’écrit, la liberté, l’imagination de l’art de parler. Sony Lab’ou Tansi disait une chose très belle à ce sujet : « si le Noir n’a pas créé l’écriture c’est parce qu’il est plus malin que le papier ».
KA : Votre pièce Le socle des vertiges marque un tournant dans votre écriture. Vous passez d’une forme monologique à une forme plus complexe, dialoguée. Pourquoi ?
D. N : Ce qui est important dans l’art de la parole c’est de la partager, de sorte qu’elle ne soit plus simplement mon affaire. Passer du monologue au dialogue pour moi c’est une façon de continuer à faire un monologue qui est partagé entre différentes personnes, différentes opinions. Un proverbe congolais dit : on ne trompe que celui qui a des yeux. La richesse du monologue c’est qu’il n’est jamais un, il est multiple, réunissant des contradictions à l’intérieur même de sa poétique. Parce que c’est un être qui parle avec ses questions, ses retournements. Le dialogue commence quand on ouvre le tissu du monologue, quand on desserre l’étau pour voir les divers fils et les communications entre eux. Je ne conçois pas le dialogue en tant qu’une diversité de parole mais comme une seule parole, celle de l’auteur qui la segmente en différents personnages simplement pour essayer de partager cette discussion sur un sujet, d’en montrer différentes facettes et les contradictions internes.
KA : On peut dégager des thèmes récurrents dans votre théâtre : guerre et ses séquelles, corruption, règne de l’argent, identité, filiation, nouvelles églises, etc. Comment s’imposent-ils à vous ?
D. N : Je ne pense pas qu’il faille aborder mon théâtre en termes de thèmes de prédilection ou y distinguer des périodes marquées par certaines problématiques, même si à posteriori on peut dégager dans mes pièces des questions qui reviennent. Je suis plutôt un grand improvisateur de la parole. Écrire pour moi c’est être à l’écoute de ce qui est en train de se passer, de ce qui me trouble, me révolte. Par exemple je ne peux pas écrire sur une situation que je ne ressens plus fortement dans mon corps. Pour moi l’écriture n’est pas une affaire intellectuelle mais une relation physique, passionnelle, charnelle.
KA : Vous êtes connu et reconnu en France. Vos pièces sont publiées et montées par beaucoup de compagnies. Les grandes institutions théâtrales vous ouvrent leurs portes. Invité régulièrement au Festival d’Avignon dont vous êtes en 2013 « artiste associé » (avec Stanislas Nordey). Quelle est votre réaction à cette irrésistible ascension de votre théâtre en France ?
D. N : Je n’écris pas le théâtre pour être connu. Si c’était mon objectif je serais content. La reconnaissance est une bonne chose mais ce n’est pas la finalité, elle me permet d’avoir plus d’audience pour mes spectacles. Ce qui m’importe c’est de continuer à me battre pour des idées que je défends par le théâtre. Je crois que ma parole est tout aussi nécessaire en France qu’au Congo ou dans d’autres pays d’Afrique. En Occident, on a souvent tendance à oublier qu’on a passé 400 ans ensemble depuis la découverte de l’embouchure du Congo jusqu’aux régimes dictatoriaux, aux guerres civiles, en passant par les razzias, le commerce de l’ivoire, la colonisation, etc… Cette relation entre le Nord et le Sud ne s’est jamais terminée. Aucun Africain n’oublie cela. Ce n’est pas une revendication pour dire : on est comme vous, mais pour dire : d’une manière ou d’une autre vous êtes concernés parce que ce que nous sommes est le résultat de ce que vous avez fait, de ce que nous en avons fait et de ce qu’on a fait ensemble. Je dis souvent à mes amis français : n’oubliez pas que quand vous votez pour le Président de la France, c’est pour le Président de l’Afrique Noire francophone que vous votez. On me dit : il y a longtemps que vous êtes indépendants. Oui mais de quelle indépendance parle-t-on : économique, monétaire, diplomatique ? Même notre Constitution est un copié collé de la Constitution française.
KA : Parlons de votre création d’artiste associé au Festival d’Avignon. Que cache son énigmatique titre Sheda ?
D. N : Le mot sheda n’existe pas. J’ai fait une compilation de deux mots : cheta qui veut dire en swahili le diable et shida qui signifie le deal, la transaction, le marché noir. À partir de là chacun peut imaginer le sens du titre : dealer avec le diable, le deal du diable, l’opération maléfique, l’axe du mal, etc… L’histoire se passe dans un endroit qui n’existe pas, un no man’s land, après la destruction du monde. C’est une sorte de trou, un jardin de pierres. C’est pourquoi pour créer cette pièce j’ai choisi la Carrière Boulbon. La première phrase de la pièce est : « Dans ce désert de pierres rien ne peut se résoudre, tout se bat pour survivre ». Dans ce nulle part sur lequel il pleut de la boue, les personnages, les êtres humains tombent du ciel. Il y a aussi des dieux qui y tombent morts. Ces dieux sont typés : dieux des grandes religions, mais aussi Batman, Hercule, divers superhéros… des figures mythiques et modernes de force et de pouvoir. Les humains qui y sont tombés ont perdu la mémoire de sorte qu’ils ne savent plus d’où ils sont venus, qui ils étaient. Ils sont tous forts, intelligents, passionnés, ils possèdent tous les savoirs accumulés par l’humanité. Ils doivent reconstruire un monde des débris trouvés, d’objets tombés dans ce nulle part. Ils recréent un système social avec ses diverses fonctions et métiers : il y a un chef Mastodont, un mécanicien qui répare les étoiles pour retrouver le Nord et le Sud, le voyageur, le poète qui réécrit en direct la pièce en train de se jouer, pour créer de la mémoire. Ils ont tous une foi, une énergie incroyable pour recréer la vie. Mais ils s’aperçoivent qu’ils ne peuvent faire fonctionner ce monde là tant qu’ils ne se débarrassent pas de tout ce qui les a fait échouer, c’est-à-dire : la force, l’intelligence, la puissance et tant qu’ils ne retrouvent pas en eux leur fragilité, leur part d’humanité. Ils mettent en place un certain nombre de jeux absurdes comme courir derrière une chèvre ou se battre tous ensemble, le principe du combat étant de perdre. Le premier qui est mort a gagné. Du coup ils arrêtent de se battre. Ils font un parcours à rebours pour désapprendre. C’est comme une sorte de rituel de purification. À la fin ils commencent à retrouver des bouts de souvenirs de qui ils étaient avant, comment ils ont perdu tout. Ce n’est pas un happy end mais le début de quelque chose qui est sorti des décombres. Sheda est une fiction qui étrangement ressemble à l’histoire réelle de Kakuma qui veut dire en swahili nulle part, un village créé par des réfugiés de diverses guerres civiles en Afrique. Nous somme douze acteurs à jouer une quarantaine de personnages de la pièce, plus deux musiciens. J’y joue moi-même le personnage du commis-voyageur. Sheda est un projet que j’ai depuis 2000 mais jusqu’à présent il était impossible de créer cette pièce épique qui demande des moyens importants et un lieu adéquat.
Propos recueillis par Irène Sadowska Guillon
Sheda
Carrière Boulbon
Festival d’Avignon
Du 7 au 15 juillet