Tout vient de rien – supplément à la Leçon de théâtre de Jacques Baillon par Irène Sadowska Guillon
Posté par angelique lagarde le 29 avril 2012
Tout vient de rien
Supplément à la Leçon du théâtre
suivi de quelques billets d’humeur
de Jacques Baillon
Editions Riveneuve et CNT
Du théâtre : où et quand ce qui est advient ?
Praticien de la scène, auteur et théoricien, directeur et animateur de théâtres, puis directeur de la DMDTS au Ministère de la Culture et depuis 1997 directeur du Centre National du Théâtre, Jacques Baillon n’a cessé d’explorer et d’interroger les divers aspects de la création théâtrale y compris ses relations avec la philosophie et les sciences. Sa réflexion et sa recherche sur l’approche philosophique et scientifique de la représentation théâtrale donnant lieu à l’élaboration de la notion de Re-présentation, a fait l’objet d’un cycle « Leçon du théâtre » proposé entre 2009 et 2011 au public du CNT.
Son dernier ouvrage au titre provocateur et paradoxal Tout vient de rien apporte un supplément à sa recherche sur le rôle de la Re-présentation théâtrale dans la constitution de la matière ouvrant ainsi la voie à une physique représentative. Cette analyse philosophico- physique de l’alchimie de la représentation théâtrale est complétée en seconde partie du livre par un choix de billets d’humeur du blog interactif du CNT, réagissant aux faits et aux événements de la réalité de la vie théâtrale, commentant avec un regard personnel et critique, non dépourvu d’humour, les débats, parfois les polémiques, sur ce qu’il est convenu d’appeler le spectacle vivant et les politiques culturelles le concernant. Acteur engagé et observateur fin et lucide de la réalité théâtrale, Jacques Baillon pointe et questionne ses ambiguïtés, ses impasses structurelles et économiques, ses évolutions.
On a beaucoup écrit et débattu sur l’origine, la nature, la matière, la substance même du théâtre et sur ses éléments constitutifs. Cet ouvrage nous amène ailleurs, au cœur même de la constitution de la représentation théâtrale, ce « où et quand ce qui est advient », situant sa réflexion dans la perspective de l’expérience physique et onirique et non pas pratique ou théorique. En se référant à la physique sub atomique dans laquelle il n’est pas possible de décider que tel événement précède un autre, Jacques Baillon observe le même phénomène dans le théâtre ou « la substance du néant n’aurait pour principale différence que de se tenir avant la substance des choses soit au-dessus, soit au-dessous. » Dans sa démonstration du processus de la Re-présentation on n’est plus dans la chaîne de la causalité. Le théâtre ne cherche pas à obtenir le vide, il s’emploie à représenter les situations, à les jouer et non pas à les signifier. Mais « les grands acteurs, tout en sachant les situations qu’ils jouent, laissent venir le vide en eux. » La part immatérielle et la part matérielle se confondent ainsi. Notre perception a tendance à réduire cette confusion à une substance obscure, à un chaos relevant de nos fantasmes.
Il ne s’agit pas d’affirmer l’absence des causes des actes mais l’impossibilité d’en établir l’évidence. Ces causes, outrepassant la conscience jusqu’aux limites de notre considération, nous font pressentir La Re-présentation. De même ce que nous percevons comme matériel peut être reçus comme immatériel par un autre. Autrement dit les images d’une représentation mentale ne sont pas forcément tenues pour matérielles par d’autres. On peut qualifier l’immatérialité comme ce qui ne peut être, selon l’état de notre considération, encore perçu par nous. Si l’immatériel, c’est-à-dire ce qui fait l’image consciente ou inconsciente, comme la part matérielle, est un ensemble de représentations constituées par des images, cela ne permet pas pour autant de supposer une identité entre l’immatériel et rien, entre la représentation et la Re-présentation. La dimension de la Re-présentation ne s’exprimant pas au moyen d’une image puisque rien ne s’exprime. « Se représenter n’est pas représenter », conclut Jacques Baillon.
Le lecteur qui a du mal à suivre cette démonstration du processus de la Re-présentation en trouvera un éclairage complémentaire, peut-être plus accessible, dans le texte « La position indécidable de l’origine » où l’auteur aborde plus spécifiquement les questions de la position indécidable de toute prétendue origine dans le processus de la Re-présentation. Ce processus ne portant pas sur un point concret et observable met en causes plusieurs points entre lesquels un jugement définitif n’est pas décidable. La Re-présentation désignant ce qui n’étant pas existe de se trouver représenté.
Parmi les grands thèmes abordés dans la partie des billets d’humeur du blog : le théâtre dans le contexte de l’interdisciplinarité, l’écriture dramatique et la « dramaturgie plurielle », la problématique des acteurs, de l’intermittence qui est aussi une source d’émergence de nouvelles formes, ses aspects économiques et sociaux, l’accès à la formation artistique, les formes et niveau d’enseignement de théâtre, ses ambiguïtés et ses insuffisances. Plusieurs billets traitent, parfois avec une ironie caustique, de la « police du goût », des critères de sélection, des tendances imposées arbitrairement au moyen du dispositif de subventions.
Les événements importants, les évolutions des institutions et les réorientations de la politique culturelle (Entretiens de Valois, Aide à la création, floraison des comités de lecture, etc…), la marginalité de l’expression théâtrale des handicapés, enfin la place de la culture dans notre société, abordés d’un point de vue personnel, parfois polémique, croisent les sujets et les faits d’actualité comme l’irruption dans les lieux de culture et les menaces portées par des groupes intégristes à liberté d’expression et de la création artistique. Cet ouvrage qui allie la réflexion sur l’essence même du phénomène théâtre et une « radiographie » de la réalité théâtrale dans notre société, ne manquera pas de susciter des réactions, des questions, des commentaires… Mais n’est-ce pas là sa vocation de susciter un débat, un échange ?
Irène Sadowska Guillon
Tout vient de rien
Supplément à la Leçon de théâtre suivi de quelques billets d’humeur
Par Jacques Baillon
Editions Riveneuve et CNT
155 pages 18 €