Enfance de Nathalie Sarraute – Mise en scène de Michel Ouimet au Théâtre de l’Atalante par Irène Sadowska Guillon
Posté par angelique lagarde le 16 janvier 2012
Enfance © Lot
Enfance
De Nathalie Sarraute
Montage de textes de Michel Cournot et Martine Pascal
Mise en scène de Michel Ouimet
Avec Martine Pascal et la voix de Gisèle Casadesus
Lumière Stéphane Deschamps
Au Théâtre de l’Atalante jusqu’au 23 janvier 2012
Enquête sur l’enfance
Avec son art de sonder la substance des choses, des sensations, des émotions et de saisir le poids des inflexions des voix, des regards ou des gestes furtifs, Nathalie Sarraute revient à 80 ans dans son roman Enfance à cette période de 11 ans de sa vie dont les traces des images, des mots tueurs, incrustés dans la mémoire, continuent à blesser.
Son enfance n’a rien d’un cocon douillet, rien d’un paradis perdu, déchirée entre ses parents divorcés, entre la Russie où elle est née et la France. Nathalie Sarraute fracture la mémoire lissée par le temps, brise les images recomposées, pour retrouver dans ses souvenirs et interroger, dans une sorte d’introspection critique, des événements, des sensations, des mots tranchants, déterminants.
Une écriture contre l’enfance, à double voix, qu’incarne superbement Martine Pascal dialoguant avec la voix off de Gisèle Casadesus. Michel Ouimet inscrit cette vivisection de la mémoire dans une mise en scène d’une totale économie de moyens et d’effets, concentrée sur l’interprète qui traduit dans un jeu extrêmement sobre le mouvement de l’écriture et l’intensité des sensations à travers une voix qui franchit le temps.
La mémoire trie, résiste, arrange, parfois triche en travestissant l’enfance en un paradis perdu glacé, tel un paysage inaccessible derrière une vitre dont on garde une nostalgie. Comment faire parler cet album de photos, en éveiller des émotions, des terreurs parfois, en convoquer des sentiments troubles qu’on n’osait pas nommer à l’époque ? En abordant à 80 ans, dans son roman autobiographique Enfance cette part reculée de sa vie, Nathalie Sarraute y entre par déflagration. Elle écrit contre sa propre enfance, cherche à en pénétrer les strates recouvertes par le temps, à toucher, comme par un geste chirurgical, des zones sensibles, à saisir des regards, des mots qui mutilent, à réinterroger la véritable nature de la relation avec ses proches. Son écriture tranche, s’enfonce dans le vif de la mémoire, comme dans un des premiers souvenirs évoqués du ciseau que la petite Nathalie enfonce dans le velours du canapé répondant par un « je le ferai » décidé à l’interdiction « tu ne le feras pas » de sa gouvernante allemande.
Nathalie Sarraute se méfie des souvenirs, des émotions que l’écriture fait renaître, d’où le dédoublement de son récit en deux voix dialoguant, l’une se souvenant et racontant sous le contrôle de l’autre, conscience critique qui s’adresse à la petite fille qu’elle fut, freine l’élan, affine la perception, oblige à s’interroger, traque les pièges du récit autobiographique. Aucune concession n’est permise, les mots découpent les souvenirs.
Sur scène juste une petite table et une chaise, un espace mental de la mémoire ou les éclairages créent les impressions d’une fenêtre, d’un lieu. La narratrice arrive avec un grand cahier, peut-être un journal ? dont elle tournera les pages au fur et à mesure des événements racontés. Certains sont datés, situés, juste le mois, l’année, les vacances, les périodes passées tantôt chez sa mère, tantôt chez son père. La voix off de Gisèle Casadesus, qui introduit cette enquête sur l’enfance, intervient de temps à autre dans le récit, dialogue avec la narratrice, l’arrête, la pousse à s’interroger sur un fait, sur ses sentiments, sur ses impressions confuses, à les préciser, à les nommer.
Dans un jeu très contenu avec une grande économie de gestes, juste des expressions du visage, des yeux, sans aucune tentative d’illustrer les situations, la narratrice, Martine Pascal, en pantalon, caraco, veste noire, concentrée sur son récit, parfois s’avance pour nous l’adresser, fait quelques pas comme poussée par l’émotion, puis revient à la petite table tourner les pages du grand cahier, image à la fois de la mémoire déposée et d’un roman autobiographique en train de s’écrire. Elle nous en livre quelques pages : sur sa relation avec sa mère, froide, distante, intermittente, remariée et occupée d’elle-même qui finalement l’abandonne, sur son père avec lequel un lien affectif se renforce au fur et à mesure, malgré son remariage, sur Vera, sa belle-mère inquiète, retenue mais bienveillante, sur le voyage en train en compagnie de l’oncle qui la dépose chez son père, etc…
Son récit s’arrête brusquement quand la petite fille entre en sixième au Lycée Fénelon à Paris. Elle a 12 ans en 1914, Vera l’accompagne à la station du tramway qu’elle prend toute seule avec fierté. Cet événement charnière et la séparation définitive avec sa mère partant pour la Russie au moment où la Première Guerre éclate, marquant la fin de l’enfance.
La mise en scène de Michel Ouimet, totalement au service du texte et de l’interprète, simple et efficace, crée un lieu d’écoute idéal pour ce voyage dans les eaux troubles de l’enfance. Un magnifique moment de théâtre.
Irène Sadowska Guillon
Théâtre de l’Atalante
10 places Charles Dullin
75018 Paris
Réservations au 01 46 06 11 90