L’Avare de Molière au Centre Dramatique National de Madrid Théâtre Maria Guerrero par Irène Sadowska Guillon
Posté par angelique lagarde le 17 avril 2010
L’Avare mise en scène Jorge Lavelli © David Ruano
L’Avare de Molière
Adapté en espagnol par Jorge Lavelli et José Ramon Fernandez
Mise en scène de Jorge Lavelli
Avec Carmen Alvarez, Manuel Brun, Manolo Caro, Manuel Elias, Palmira Ferrer, Juan Luis Galiardo, Javier Lara, Mario Martin, Walter May, Rafael Ortiz, Irene Ruiz, Tomas Saez et Aida Villar.
Au Centre Dramatique National de Madrid Théâtre Maria Guerrero
du 8 avril aux 23 mai 2010 puis au Festival de Naples en juin 2010 et en tournée en Espagne
L’Avare dans le miroir du monde contemporain
L’adaptation en espagnol de L’Avare de Molière co-signée par Jorge Lavelli et José Ramon Fernandez, un des auteurs phares de la nouvelle dramaturgie espagnole, faite sur mesure, va à l’essentiel du propos de ce classique français. Elle simplifie le langage en élaguant les archaïsmes de l’époque, condense les dialogues, surtout dans les deux premiers actes, épousant la dramaturgie scénique architecturée sur le mode du labyrinthe : un court prologue suivi de multiples scènes, parfois simultanées, qui s’interpellent les unes les autres.
L’idée du labyrinthe se traduit dans l’utilisation dynamique de l’espace. Le dispositif scénique de Ricardo Sanchez Cuerda fait de trois éléments mobiles, deux murs chacun avec trois portes et un grand cadre, recompose l’espace, en offre, selon les situations, des configurations et des perspectives différentes, suggère des lieux. De la sorte, le monde d’Harpagon apparaît comme un labyrinthe avec ses zones d’ombre, ses impasses, ses passages et ses portes, ses coins et recoins où l’on peut voir sans être vu, se cacher ou se montrer, se dévoiler, se perdre et se retrouver. Les éclairages, savamment travaillés, sur le mode cinématographique, creusent l’espace, ciblent ou dissimulent, amplifiant l’effet labyrinthique.
C’est un monde en trompe-l’œil dont la réalité réfractée, fuyante, tel un puzzle, est à recomposer. Quelques objets : une grande table dans la scène de la réception, deux chaises et une petite table pour le commissaire et son assistant, apportés par les acteurs, et dans le final un grand miroir qui descend au fond, interviennent dans cet univers à la frontière du réel et du factice de l’artifice du théâtre évoqué par le jeu du rideau de scène dans le prologue. La musique originale de Zygmunt Krauze se fond dans l’action scénique, tantôt en accentuant la tension dramatique, tantôt en contrepoint.
Jorge Lavelli ne transpose ni n’actualise la pièce, il ne l’enferme pas non plus dans son époque, vaguement évoquée par les costumes intemporels : Harpagon en pantalon et veste courte, Rosine en robe courte à frous-frous, des vêtements défraîchis pour les serviteurs. Dans cet univers intemporel, à dimension métaphorique, la pièce libérée du carcan des conventions et des codes de jeu du genre, prend une tonalité tragi-comique et les thèmes qu’elle recèle ont une résonance étonnamment contemporaine. On y aborde la décomposition de la famille, le conflit intergénérationnel, l’abus de pouvoir du père, l’addiction à l’argent et à la spéculation, la relation entre l’argent et l’amour puis l’aspiration des jeunes à se libérer de la tyrannie paternelle.
En cohérence avec la tonalité tragi-comique qu’il imprime à la pièce, dans son option du jeu anti-naturaliste, sans psychologie, Lavelli exclut la farce, le gag, ciselant le comique, l’humour, produits par les situations, par l’énergie, la rapidité du jeu et une totale implication des acteurs dans leur personnage. Les maquillages blancs, la gestuelle relevant plutôt du langage des pulsions, des émotions, des sensations, éloignent du réalisme le jeu organisé comme une partition rythmique et musicale, basée sur la circulation, l’échange des énergies et des rapports de force dans l’espace. À contre-courant de l’image stéréotypée d’Harpagon, vieillard desséché, étriqué, Juan Luis Galiardo impulse à son personnage une force vitale, une énergie de rapace, un appétit féroce d’argent et de pouvoir. Il crée un Harpagon complexe à la fois despote impérieux dans l’exercice de son pouvoir de maître et de père, terrorisant tout le monde et terrorisé par la peur d’être volé, pathologiquement avide, grotesque et pathétique dans son obsession de posséder et dans sa dévotion à son trésor caché. Entre l’excès et la retenue Galiardo donne à son Harpagon une intensité saisissante. Il est impressionnant abîmé dans sa douleur tragique quand on lui vole sa cassette, irrésistible dans la scène où il se dispute Mariane avec Cléante, ou encore dans le final dans son avarice triomphante, quand il consent aux mariages de son fils et de sa fille à la condition que tous les frais, y compris son habit soient payés par Anselme.
Pas d’effets ni de numéros d’acteur, le jeu de chacun se fondant dans un ensemble organique. Pas de tentation de recourt au support technologique pour créer des images dans la mise en scène de Lavelli qui, avec une extrême économie de moyens visuels et un sens inné du rythme, des tensions et des mouvements dans l’espace, crée ici un univers à la fois concret et poétique. C’est une belle métaphore du monde de l’usure, de l’argent qui circule, terrifiant et grotesque où l’amour et les aspirations de la jeunesse ne gagnent qu’au prix d’un compromis qui laisse à Harpagon l’entière jouissance de sa bien-aimée fortune.
Un spectacle superbe proposant une vision inédite, inquiétante et intemporelle de L’Avare.
Irène Sadowska Guillon
Théâtre Maria Guerrero – Centro Dramatico Nacional
Tamayo y Baus, 4
28004 Madrid
Site : http://cdn.mcu.es